LES ÉTHIOPIENS, DE DRÔLES DE CHRÉTIENS

Selon la tradition, le christianisme serait apparu en Éthiopie à l’aube des temps chrétiens. Elle attribue l’évangélisation du pays aux saints Barthélémy et Matthieu.

Et si l’on se fie à un passage des Actes des Apôtres (8, 26-40), le pays du Négus aurait connu la Bonne Nouvelle par un haut fonctionnaire de la reine d’Éthiopie, la Candace, converti au judaïsme. Celui-ci serait devenu chrétien lors d’une rencontre, près de Jérusalem, avec le diacre Philippe. En fait l’Histoire est muette sur la présence de communautés chrétiennes avant le IVe siècle. La conversion du royaume d’Axoum aurait eu lieu sous le règne d’Ezana (325-356), quand Constantin (272-337) gouvernait l’empire romain. La numismatique axoumite confirme l’événement : vers 330 la Croix remplace la lune païenne sur les monnaies éthiopiennes. Une stèle, qui relate les victoires d’Ezana contre les Nubas, atteste de "puissance du Père, du Fils et du Saint Esprit". La tradition se montre plus romantique. Dans une autre de ses versions, elle rapporte que deux jeunes chrétiens syriens de Tyr, Frumentius et Aedesius, recueillis à la cour d’Axoum après le naufrage de leur navire, auraient converti le roi Ezana. Frumentius informe le puissant patriarche d'Alexandrie, Athanase, de la naissance d'une communauté chrétienne à Axoum.

Avec cette version de la tradition, la légende rencontre peut-être l'Histoire. C’est le temps où Constantin fait de Byzance sa capitale ; une recherche d’alliance avec l’empire romain est peut- être un des facteurs de la conversion d’Axoum. C'est aussi le temps où les querelles christologiques divisent l'Église et amènent des chrétiens, jugés hérétiques, à fuir les persécutions jusqu'en Éthiopie.
La tradition hagiographique attribue à neufs saints, venus de Syrie, entre le VIe et IXe siècle, l'évangélisation du pays, la construction des premières églises et des monastères. Il est vraisemblable de penser que ces saints fuyaient les persécutions déclenchées contre les chrétiens monophysites, qui refusaient les décisions par le Concile de Chalcédoine en 451. Placée dès ses débuts sous l'autorité du patriarche d'Alexandrie, l'Église éthiopienne se rangea du côté des monophysites. Servant ainsi de refuge à des chrétiens rebelles à Byzance.

Dès la naissance de l'Église éthiopienne, le patriarche d'Alexandrie s’octroie le privilège de désigner l’ "abouna", le chef de l’Église éthiopienne. Cette situation durera jusqu’en 1959. Jusqu'à cette date, tout nouvel évêque est choisi parmi les moines égyptiens. Ces missionnaires syriens, Frumentius et Aedesius, fuyaient les persécutions byzantines contre le monophysisme. L’Éthiopie chrétienne est donc rétive à l’autorité de Byzance et à ses dogmes. En 451, lors du concile de Chalcédoine, elle se range du côté des monophysites. Mais le monophysisme de l’Église éthiopienne n’est pas sa seule particularité, construite au cours de l'Histoire.

L'Église éthiopienne s'est construite dans le grand isolement du pays, coupé des axes de communication maritime, lorsque la mer Rouge est devenue une "mer musulmane". Ce particularisme étonne le monde chrétien. L’inventaire, encore inachevé aujourd’hui, livre son lot de découvertes surprenantes. Le christianisme occidental semble, quelques fois, bien loin. En Éthiopie, le Christ a eu deux naissances. Étonnant ? Les coptes éthiopiens font le distinguo subtil entre la naissance du Fils de Dieu, le Verbe incréé, et celle du Fils de Marie, comme Verbe incarné. Mais ce n’est pas tout ! En Abyssinie, on croit que les morts attendent le Jugement dernier cachés au fond des mers. Mieux-même. Certaines croyances mettent à mal les dogmes fondateurs du christianisme. Jusqu’au XIXe siècle, certains affirmaient que le Christ avait été engendré trois fois : par le Père, par Marie -lors de l’Incarnation- et par l’Esprit -lors de son baptême !

Certains éléments du christianisme éthiopien pourraient être d’origine hébraïque ou judaïque. Le christianisme éthiopien pense être le détenteur de l’Arche d’Alliance. Il se dit aussi membre de la "Maison d’Israël", du fait de la paternité salomonide, légendaire, de la dynastie qui a occupé le trône depuis le XIIe siècle jusqu’en 1974, date à laquelle le "Négus" Hailé Sélassié est détrôné. Il pratique la circoncision, observe de nombreux interdits sexuels et alimentaires, respecte le shabbat, en plus du dimanche. Des coutumes prescrites dans l’Ancien Testament. Pour expliquer ces éléments judaïsants, nombreux sont les "éthiopisants" à postuler une présence juive en Abyssinie antérieure à la conversion au christianisme. L’Éthiopie aurait rencontré le judaïsme sous l’influence des communautés juives installées en Arabie du Sud depuis le IIe siècle de notre ère, à l’origine des Falachas ces juifs éthiopiens rapatriés en Israël en 1985.

Mais le judaïsme n’est pas la seule source d’emprunts des chrétiens éthiopiens. Ces "coptes noirs" sont persuadés que leurs danses liturgiques sont les mêmes que celles qu’exécutait David à Jérusalem devant l’Arche d’Alliance. Si les rythmes et la musique les rapprochent des chorégraphies décrites dans la Bible (deuxième livre de Samuel, 6,5), les historiens recherchent les origines plutôt dans les cérémonies de l’Égypte pharaonique.

Toutefois l’imprégnation copte et syrienne des chrétiens est prédominante, car liée aux conditions de son évangélisation. Les premiers saints éthiopiens sont venus de Byzance, de Mésopotamie et d’Asie mineure. Le vocabulaire liturgique et théologique est emprunté au syriaque.
L’Éthiopie est un pays où la présence chrétienne, longtemps et aujourd’hui encore majoritaire, a engendré un christianisme d’État qui a inversé le rapport de domination entre chrétiens et musulmans tel qu’on le trouve au Moyen Orient. L’exemple éthiopien constitue donc une anomalie que l’Islam ressent comme telle. Ce rameau trop souvent oublié du christianisme oriental regroupe à lui seul plus de 60 millions de fidèles, il est donc un poids lourd chrétiens face aux Églises établies dans le monde arabe. Ces chrétiens se répartissent ainsi : environ 40% sont "orthodoxes", près de 20% sont de confession protestante et moins de 1% sont catholiques. Quand un gros tiers des Éthiopiens sont de musulmans.

Comme leurs homologues d’Égypte, les Églises éthiopiennes n’ont pratiquement pas diffusé à l’extérieur et se sont développées au sein d’un unique pays, particulièrement original au sein de son environnement et très fermé sur lui-même. Contrairement à une idée reçue, le christianisme éthiopien n’est pas la religion de l’Éthiopie intérieure tandis que l’Islam serait concentré dans la région côtière de l’Érythrée : les chrétiens sont majoritaires sur le plateau érythréen, au Tigré, dans le Gondar, le Gojjam, une partie du Wollo et du Choa. Dans le sud du pays, le christianisme a été éradiqué au 16ème siècle et s’est reconstitué au siècle dernier, sans parvenir à reconquérir la majorité de la population. La répartition entre orthodoxes et catholiques est très inégale : pour plusieurs millions d’orthodoxes, on ne compte qu’environ cent mille catholiques, tous issus de conversions intervenues aux XIXe et XXe siècles à la faveur de la colonisation italienne.

Richard Lebeau.

Pour en savoir plus
Berhanou Abebe, Histoire de l'Éthiopie, d'Axoum à la révolution, Maisonneuve & Larose, 1998
Francis Auffray, Les anciens Éthiopiens, Armand Colin, 1990
Jean Doresse, Histoire de l’Éthiopie, coll "Que sais-je ?", PUF
George Gettet, L’art éthiopien, Églises rupestres, Zodiaque, 1968
Kristen Stoffregen-Pedersen, les Éthiopiens, coll "Fils d’Abraham", Brepols, 1990
J. Vanderlinden, L’Éthiopie et ses populations, Éd Complexes, 1977
et une revue :
Les Dossiers d’Archéologia, n°8, février 1975, Découverte de l’Éthiopie chrétienne